Fragments d’archipels, archipels de fragments : poétiques en relation

Dominique Diard (Université de Caen-Basse-Normandie)

(Chez des écrivains francophones, hispanophones et anglophones d’aujourd’hui comme E. Glissant, P. Chamoiseau, F. Kanor, D. Maximin, S. Schwarz-Bart, L. Trouillot, Y. Lahens, E. Danticat, N. Morejón, A. J. Ponte)
«Il nous faut tenter de créer quelque chose de nouveau, c’est à ce titre que l’écrivain de la Caraïbe explore les formes. Nous travaillons avec des fragments car nous sommes nous-mêmes des fragments» précisa Lyonel Trouillot en 2002 tandis que dans le poème «Maillon de la cadène» extrait de Moi, laminaire..., Aimé Césaire s’était proposé de «bâtir une destinée» pour la Caraïbe, avec «des bouts de ficelle», «des morceaux bas», «des mailles forcées de cadène», ces maillons brisés qui ne peuvent plus reconstituer les «chaînes» de la «raison cartésienne» de l’ordre colonial. A cet égard, Le roman, comme par exemple celui de Daniel Maximin L’Isolé soleil se présente, lui, comme un «patchwork» de morceaux enchâssés ou juxtaposés dont le romancier manipule les pièces à sa guise pour précisément restituer un mode inédit d’écriture tandis qu’il multiplie les narrateurs et les points de vue. La forme romanesque craque car, sur la mosaïque de fragments de terre et de peuples pluriels métissés à l’infini dans une polyphonie aléatoire et prodigue qui conjugue à tous les modes le divers, se tressent, se tissent ou se métissent des formes littéraires hybrides, entre l’oralité et l’écriture, l’oraliture glissantienne ou le racontage de Max Rippon cousu de bribes de moments racontés, mais aussi de ces digressions, ces bavardages, ces marges ou ces scories de vécu qui donnent forme à l’émotion brute. Le poème devient fragment d’île ou miette d’archipel tandis que le roman devient «roman-mosaïque» ou kaléidoscope offert à un lecteur lui-même émancipé de la parole émancipatrice de l’écrivain, un roman ou un poème cousu de fragments et de tessons de vie que le lecteur affranchi des codes formels, peut manipuler à sa guise.
Aussi, l’image de l’île, de l’archipel et du monde, réfractée et difractée par la parole polyphonique de l’écrivain caribéen ne serait-elle plus jamais la même: «Nous entrons maintenant dans un infini détail , et d’abord, nous en concevons de partout la multiplicité qui nous est indémêlable», affirme Edouard Glissant dans son tout dernier essai de 2009 Philosophie de la Relation car «ces inextricables et ces inattendus» mis en «Relation» par l’écrivain caribéen, sembleraient devenir les mieux aptes à composer ces «archipels» de textes mués en laboratoires où s’expérimentent, dans la polysémie, les enjeux du Tout-Monde d’aujourd’hui et de demain dans une poétique que Patrick Chamoiseau dit souhaiter «toute diverselle».